Bioastronomie - La chimie prébiotique - L'expérience de Miller (II)

 

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La chimie prébiotique

L'expérience de Miller (II)

C. La synthèse des acides nucléiques

Notre premier objectif maintenant atteint, peut-on à partir de ces acides aminés aboutir au vivant? En d'autres termes, peut-on rassembler les acides aminés pour former des peptides? Les peptides peuvent-ils former des polypeptides qui ne s'enchaînent plus de façon aléatoire et aboutir à l'ARN ? Pour produire un nucléotide, il faut seulement un processus de déshydratation-condensation, la suppression d'une molécule d'eau pour permettre l'enchaînement des molécules sous forme de liaisons peptidiques. Ce cycle d'assèchement-hydratation conduit à la synthèse des acides nucléiques. 

Stanley Miller. Document Chronicle Future.

Pour cela, la chaleur solaire sur un lagon ou dans un lac de la Terre primitive suffit certainement à déshydrater la matière organique. Déshydrater ne signifie pas cuire, car il ne faut pas trop de chaleur sinon on risque de briser la chaîne organique en mille morceaux[6]. Dans ces conditions, les laves chaudes ou les argiles conviendraient également s'ils restent humidifiés par le va-et-vient régulier des marées. Les résultats de laboratoire sont concluants.

La synthèse chimique

D. La synthèse chimique

Une autre question est de savoir si une telle réaction prébiotique est possible dans l'eau. Dans l'expérience de Miller, on découvrit qu'avant même l'hydrolyse il y avait des traces de 10 acides aminés dont la valine (bases AGT) et l'acide aspartique (bases TGC). Ils s'étaient formés sans la présence de l'eau et avaient donné naissance à des polymères dans la "soupe primitive". L'agent catalyseur était un tétramère de l'HCN, un diaminomaléonitrile. Des études systématiques réalisées à partir des années 1970 ont permis de constater qu'en solution aqueuse concentrée, le nitrile HCN évolue spontanément pour donner des acides aminés, des bases puriques et pyrimidiques qui mènent aux nucléotides.

Mais me direz-vous, si la découverte de Stanley Miller fut fondamentale pourquoi n’a-t-il pas reçu le prix Nobel de chimie ? Laissons la question en suspens quelques instants pour aborder un autre phénomène. Nous y reviendrons ensuite.

La chiralité

Soulignons un facteur qui reste induit par un phénomène inconnu. Beaucoup d'objets sont superposables à leur image dans un miroir. Comme le gant de la main gauche est identique à celui de la main droite sans pour autant qu'aucune orientation ne permette de les superposer, tous les acides aminés produits in vitro présentent à la lumière deux plans de polarisation, à gauche et à droite, ils sont lévogyres (L) et dextrogyres (D)[7], ce sont de purs énantiomorphes. Pasteur découvrit que certaines substances non optiquement actives en solution devenaient actives en précipitant sous forme d'un mélange de deux types de cristaux. Mais contrairement à la glycine par exemple l'alanine n'est pas superposable à son image car un seul plan de polarisation prédomine. Et de fait la plupart des acides aminés sont lévogyres. Seuls certains sucres tel le dextrose et l'hélice de l'ADN s'enroulent à droite. La membrane des bactéries a également conservé des acides aminés dextrogyres.

Illustration des images spéculaires superposables par rotation de la D-alanine et L-alanine (à gauche) comparées à celle de la glycine (à droite) qui ne sont pas superposables.

Cette orientation spatiale est très importante et même vitale. De cette configuration moléculaire dépend la réussite ou l'échec d'une réaction. Non conforme mais en tous points identiques à son image dans un miroir, un isomère orientera la molécule dans une direction aberrante. Ce "leurre" bloquera la réaction spécifique de cette substance : il devient un poison.

Cette donnée est donc très importance quand on discute de l'origine de la vie. Toutes les expériences de synthèses prébiotiques produisent des molécules optiquement actives, dextrogyres et lévogyres. Mais il s'avère qu'aucun énantiomètre pur ne peut être produit par des réactions abiotiques sur la Terre primitive. Ce fait est aujourd'hui nuancé car on pense que certains phénomènes ont pu influencer cette réaction, tels que le champ magnétique terrestre, la polarisation de la lumière solaire ou encore l'effet synchrotron des rayons cosmiques. Lors de réactions avec des éléments prébiotiques, ce rayonnement polarisé a pu induire des configurations chimiques dissymétriques. Certains chercheurs estiment toutefois qu'on exagère l'importance que l'on attribue à ces facteurs. E.Orgel par exemple considérait en 1973 que la soupe primordiale était optiquement inactive dans son livre "Les origines de la vie".

L'énigme de la chiralité

En découvrant les énantiomères D et L de l'acide tartrique, des cristaux de tartrate double de sodium et d'ammonium, Pasteur découvrit la chiralité, une propriété spatiale des molécules qui est vitale pour la survie de la réaction ou de l'individu qui la porte. Dans les acides aminés terrestres un seul plan de polarisation prédomine; ils tournent à gauche. Parmi les rares molécules dextrogyres citons les sucres dextroses et l'hélice de l'ADN. Pourquoi en est-il ainsi, nul ne le sait exactement. On peut toutefois se dire que des nucléotides contenant à la fois des molécules d'ADN lévogyres et dextrogyres ne formeraient pas une hélice régulière puisque son sens de rotation changerait constamment et présenterait des propriétés toutes différentes de l'ADN, tandis que le processus de réplication ne pourrait fonctionner, comme un escalier en colimaçon qui se mettrait soudain à tourner dans l'autre sens. Documents Collection Blocker et NASA.

Mais Orgel se trompait peut-être. Une théorie avancée par le chimiste anglais Stephen Mason[8] du King’s College de Londres nous rappelle que la découverte en 1956 de la non conservation de la symétrie CP[9] dans l’interaction faible supportait l’idée de Pasteur. En 1884, il avait déjà suggéré qu’une forme asymétrique influençait le monde physique, jusqu’à étendre cette théorie aux disques de cristallisation utilisés pour la séparation des énantiomères D et L. Cette chiralité était en parfait accord avec la sélection naturelle.  

Pour une raison qui demeure mystérieuse, les acides aminés lévogyres sont plus stables que leurs homologues dextrogyres. Mais l’avantage de cette différence électrofaible vis-à-vis de l’énergie thermique DE/kT à température ambiante est d’environ 10-17, une valeur bien trop faible dans l’esprit de certains biochimistes russes pour affecter l’évolution biochimique. Le biochimiste F.Franck et l’équipe de Kondepudi et Nelson ont essayé de simuler cette évolution dans un système ouvert, dans lequel chacun des isomères optiques autocatalysait ses propres répliques et les propageait. En général cette génération dynamique d’un produit racémique est métastable et aboutit à une situation catastrophe. Tôt ou tard les fluctuations bifurquent vers une réaction homochirale spécifique produisant soit des isomères L soit des énantiomères D.

A température ambiante, l’avantage DE/kT se traduit par une influence de la série L qui devient déterminante dans un nombre limité de conditions. Si la phase de transition entre les deux canaux de réaction, appelée la phase d’hypersensibilisation évolue lentement, la chiralité L se produit dans 98% des cas. Stephen Mason estime qu’en l’espace de dix mille ans cela correspond à une augmentation de la concentration entrant de 10-2 à 10-3 moles dans un volume équivalent à celui d’un lac (1 km de diamètre pour 4m de profondeur). A terme la chiralité L prédomine et finit par conditionner toute l’évolution.

Les premières cellules

Après avoir démontré que des molécules pouvaient être formées et que celles-ci pouvaient interagir, nous pouvons nous demander comment l'interaction prend-elle place dans le processus? En d'autres termes le problème de l'origine de la vie est synonyme du problème de l'origine du code génétique.

Nous avons établi que toutes ces molécules pouvaient être construites en laboratoire. Mais cela se passe-t-il de la même façon dans la nature ? Existe-t-il des formes de vie complexes capables de transformer l'information et de se reproduire par sélection naturelle ? Pour les paléontologues des années soixante, tout débuta au Cambrien, il y a 600 millions d'années avec les trilobites et les méduses, car il n'y avait pas de traces de squelettes antérieures à cette date, donc il n'y avait pas de vie. Vers 900 millions d'années nous trouvons les premières traces d'oxygène libre, grâce à l'action des stromatolites, sorte de coraux fossilisés. Aujourd'hui leurs descendants survivent toujours, en particulier dans les eaux chaudes et peu profondes de Shark Bay en Australie Occidentale.

Les premiers signes de vie

A gauche l'explosion de la vie au Cambrien (700 millions d'années). A droite la faune de l'Ordovicien (500 millions d'années). Documents Smithsonian Institute Museum/MNH.

Remercions le travail effectué par les micro-paléontologues qui reculèrent ces vingt dernières années la date du début de la vie toujours en arrière. On découvrit en 1981 des stromatolites microfossiles au Zimbabwe (continent Gondwana) qui remontaient à 3.5 milliards d'années [10]. La géologie nous apprit également que la zone d'Ishua près de Godhab au Groenland remontait aux environs de 3.8 milliards d'années et comptait ainsi parmi les plus vieilles roches sédimentaires. De retour d'une expédition dans cette région, le géologue Vic MacGregor ramena des échantillons qui datèrent de 3.7 milliards d'années. Un échantillon de l'Est Indien datait même de 3.8 milliards d'années mais il se décomposa. En 1988, M.Schidlowski[11] apporta enfin la preuve aux moyens d'enregistrements isotopiques que la vie avait bien existé à cette lointaine époque.

A gauche les stromatolites d'Hamelin Pool en Australie. A droite la coupe d'un stromatolite "moderne" des Bahamas (toujours vivant). L'image couvre une longueur de 5 mm. Les stromatolites sont constitués de cyanobactéries qui capturent le calcium contenu dans l'eau et le fixe avec de la boue collante. Il se développe à raison de quelques millimètres d'épaisseur par an. Un travail similaire est exécuté par les éponges. Celles-ci assuraient déjà cette fonction à la période jurassique dont on retrouve des spécimens dans les montagnes du Jura. Voici 3.5 à 3.8 milliards d'années, malgré leur taille microscopique, ce sont ces colonies bactériennes qui ont apporté tout l'oxygène contenu dans les océans et ensuite dans l'atmosphère. Nous leur devons la vie.

Le Dr Ponnamperuma confirma dans le rapport concluant ses analyses chimiques que l'on avait reculé l'âge des premiers signes de la vie bien au-delà de la limite des 2 milliards d'années qui tenait depuis 20 ans. C'est donc vers 3.8 milliards d'années que nous devons assister à l'étape de transition entre la matière inanimée et les organismes primitifs.

Prochain chapitre

Les modèles prébiotiques réduits

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[6] Trop de chaleur, plus de 400°C conduit au "cracking", le procédé utilisé par les sociétés pétrolières pour raffiner le pétrole.

[7] Lire à ce sujet G.Spach, Origin of Life, 14, 1984, p433 - M.Gardner, “L’Univers ambidextre”, Seuil, 1985 - J.Jacques, “La molécule et son double”, Hachette, 1992.

[8] S.Mason, Nature, 314, 1985, p400.

[9] Consulter le dossier sur la physique quantique

[10] G.Byerly et al., Nature, 319, 1986, p489.

[11] M.Schidlowski, Nature, 333, 1988, p313.



24/11/2007
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