Stanley Kubrick et la musique

 

http://afas.revues.org/57

Stanley Kubrick et la musique

Elizabeth Giuliani

Entrées d'index

Géographie :

Grande-Bretagne

Noms cités :

Kubrick Stanley
Haut de page

Notes de la rédaction

Cette intervention a été présentée lors des journées de l’AIBM (Association Internationale des Bibliothèques, archives et centres de documentation Musicaux) à Périgueux, 8-13 juillet 2001.

Texte intégral

1Diffusion d’un extrait du Docteur Folamour (générique de début)

 

  • 1  Stanley Kubrick, cité dans Richard Davis, Complete guide to film scoring. Boston, 1999, p. 57.

 “I think music is one of the most effective ways of preparing an audience and reinforcing points that you wish to impose on it. The correct use of music, and this includes the non-use of music, is one of the greatest weapons that the film maker has at his disposal.”1

2Très formaliste, Stanley Kubrick a bien placé la musique au cœur de sa construction cinématographique et lui a conféré une véritable fonction rhétorique.

3Il est d’abord l’inventeur d’associations narratives particulièrement efficaces entre des images et des thèmes musicaux, empruntés le plus souvent au répertoire classique. Le thème distordu de la neuvième symphonie de Beethoven figurant l ‘énergie dévoyée d’Alex DeLarge (A Clockwork orange = Orange mécanique), le chant mélancolique du trio en mi bémol de Schubert révélant l’âme de Lady Lyndon (Barry Lyndon) et, bien sûr, l’apesanteur intersidérale rendue par Le Beau Danube bleu (2001 : a space Odyssey = 2001 : Odyssée de l’espace). Mais au-delà de ce maniement magistral de l’illustration musicale, Kubrick a utilisé la musique comme un matériau structurel de ses films, ménageant plusieurs niveaux d’intégrations entre le flux musical et le mouvement des images, comparables à certains des rapports, souvent conflictuels, eux aussi, de la musique et de la langue dans l’opéra. Ainsi dans Barry Lyndon (dont l’action dans le film à été située au XVIIIe siècle), comme un compositeur avec le récitatif sec, le récitatif accompagné, l’aria ou la mélodie continue, le réalisateur a disposé les moyens d’une “mystérieuse alchimie des correspondances” (Maurice Jaubert), allant jusqu’à construire le récit sur le plan formel d’un opera seria.

Les figures musicales kubrickiennes

4Stanley Kubrick est reconnu pour avoir marqué les imaginaires de souvenirs visuels persistants (notamment dans la publicité) mais il a également laissé une trace sonore et musicale indélébile.

5C’est dans ses films les plus virtuoses, la « tétralogie » cinématographique que constituent 2001 (1968), Orange mécanique (1971), Barry Lyndon (1975) et Shining (1980) que la musique est devenue un élément majeur de formalisation cinématographique, ce sont ces « partitions » qui constituent la mémoire sonore de Kubrick.

6Mais dans tous les autres il faut aussi prêter l’oreille au sens de la bande son et remarquer la « Kubrick touch ».

Le recours délibéré à des « tubes » de la musique occidentale 

7Chansons sentimentales : américaine (Happy birthday dans 2001, Singing in the rain dans Orange mécanique, We’ll meet again (Ross Parker et Hughie Charles, chanson présente dans le roman de Nabokov Lolita) dans Docteur Folamour, Stranger in the night, dans Eyes wide shut et, bien sûr, Daisy, inoubliable chant du cygne de l’ordinateur HAL dans 2001), allemande (cf. Sentiers de la gloire), irlandaise (Barry Lyndon)…

8Diffusion d’un extrait de 2001, Odyssée de l’espace : Daisy, inoubliable chant du cygne de l’ordinateur HAL

9A partir de 2001 le répertoire classique, offrant des repères musicaux d’une grande efficacité. Celle-ci est d’ailleurs renforcée par une fidélité, de film en film, à des compositeurs (Purcell, Beethoven, Ligeti), des thèmes (Dies irae) ou des figures (valse).

10Barry Lyndon : apparition de Lady Lyndon

La non-musique et la musicalisation des bruits

11Diffusion de trois extraits : 

12Le Baiser du tueur : scène du hangar

132001, Odyssée de l’espace : début mission vers Jupiter

14Shining : roulettes du tricycle et de la table roulante

15L’articulation entre les plages de musique et les plages de non-musique, ainsi qu’entre les plages musicales elles-mêmes. Cette articulation est double et présente :

16Une dimension formelle

17Le niveau sonore et la durée des séquences musicales varient en effet avec la perspective narrative. Peu remarquable à première attention, l’originalité de la partie musicale de Lolita tient précisément dans l’économie de ces dosages. Les thèmes, peu nombreux et très reconnaissables (le thème de Lolita mais aussi une mélodie aux accents rachmaninoviens ou un thème légèrement jazzy), apparaissent le plus souvent brièvement et très en retrait (une trace) mais peuvent soudain subir un brutal renforcement. Cette économie est celle de la folie du personnage masculin errant en somnambule pris entre autocensure et explosions de jalousie.

18Autre film d’une errance érotique masculine, Eyes wide shut, offre également de ces exemples de mise en rapport de l’espace représenté (une voiture se déplace de gauche à droite) et du son correspondant (qui se déplace de la gauche vers la droite), pour suivre des mouvements de l’âme.

19Une dimension dramatique

20Elle est très systématiquement exploitée dans les films de « guerre » : des Sentiers de la gloire à Full metal jacket. De la même façon, y alternent et s’y opposent :

21 Les sons « naturels » de la guerre : celui de la bataille (et du risque de mort) est rendu par un passage sans solution de continuité entre une « exaltation » de bruits naturels (mitraille, sifflet) et des partitions très minimalistes de percussion

22 Les sons des soldats qui rendent compte de l’état d’aliénation dans laquelle la société les tient : à l’establishment militaire correspondent des musiques militaires « classiques », martiales ou, dans les Sentiers de la gloire, une valse de Vienne (déjà) pour un bal des officiers, contre, en 1970 au Viet Nam, les vulgaires effluves radiophoniques de rock et de chansons débiles consommés par les marines. Dans Les Sentiers de la gloire, la scène du peloton d’exécution est une « synthèse » des deux.

23Les correspondances et différences entre les deux musiques rendent celles des deux guerres.

  • 2  Explication que donne Jocker du paradoxe de sa tenue (en pin’s le symbole de pacifisme, inscrit su (...)

24Dans les Sentiers de la gloire existait un temps pour la possible « fraternisation » et la perspective d’une concorde entre les hommes confié à la chanson populaire allemande reprise par les hommes, un moment, libérés d’eux-mêmes. Le moment équivalent de Full metal jacket est rendu par le coup de feu de Jocker achevant la tireuse vietnamienne. Ce n’est plus la musique qui peut rendre compte désormais de « la dualité de l’être humain ».2

25Le montage juxtapose souvent de longues plages musicales et de longue plages non-musicales, sans que la frontière soit dissimulée et, même, l’irruption brutale de bruits (sonneries de portes, téléphones…) la soulignant nettement.

26Diffusion d’un extrait de Eyes wide shut : le portable

27L’alternance des emblèmes musicaux attachés à une scène permet une mise en place immédiate dans l’action : le point d’écoute est souvent dramatiquement privilégié par rapport au point de vue (sinon dans Ultime razzia). L’essentiel du récit de Docteur Folamour est composé du montage alterné de trois sons associés à trois espaces. La salle du Pentagone sans musique où l’on discute, s’oppose à deux lieux « musicalisés » où se fait la guerre : la base aérienne soumise à une attaque de commando ponctuée bruits naturels (vent, mitraille, moteur, cri) ; la cabine de l’avion lanceur de la bombe H retentissant de musique patriotique et militaire (percussion, cuivre, chœurs, thème de Stars and Stripes).

28C’est de la perturbation de cette « partition » entre musiques et situations visibles, que naît le trouble de Shining. Le découpage des séquences d’images et celui des séquences de sons y sont en effet décorrélés.

Un usage accompli des modèles traditionnels d’association musique/film

29Dans ses films, Stanley Kubrick joue parfaitement de ces « trucs » qu’Adorno assimilait à de l’illustration musicale : le leitmotiv qui fait d’un thème musical aisé à reconnaître l’emblème d’un personnage, d’une situation, d’un sentiment.

30Les deux films « noirs » du début, Le Baiser du tueur et Ultime razzia montrent un jeu déjà subtil de ces associations et des niveaux narratifs que permet de dessiner la partie musicale. Spectateur, on y entend, parallèle à la voix-off qui raconte, une musique à la 3e personne qui informe le spectateur sur l’implicite de la situation ou du personnage (ainsi les sons de jazz attachée à la femme fatale du caissier dans Ultime Razzia renseignent sur la réalité de ses propos hypocrites). Par ailleurs on y perçoit, comme les personnages, de la musique inscrite dans l’action : la musique de danse produite par le club où se noue l’essentiel de l’action du Baiser du tueur. Et, déjà, une « contamination » des deux peut faire entendre la pensée intérieure du personnage (l’attraction exercée par la voisine danseuse sur le boxeur est marquée par la présence du motif musical de la boîte sur un plan de l’appartement vide de son occupante).

  • 3  Cf. Michel Chion dans La musique au cinéma (Paris, 1995), chapitre 4 « Retour vers le futur » (197 (...)

31A partir de 2001, quand Kubrick recourt désormais systématiquement au répertoire classique préexistant, marquant le retour d’une pratique négligée depuis l’instauration du cinéma parlant3, son art de l’association juste mais non convenue, de la consonance entre des images inédites et des musiques riches d’usages et sens préalables a, paradoxalement, rendu vie à certaines œuvres trop négligées par une audition routinière.

32Diffusion d’un extrait de 2001, odyssée de l’espace : Beau Danube bleu

  • 4  Concurrencé seulement par les premières mesures de la cinquième, celles-là même qui retentissent a (...)

33Mais, de même qu’il a rendu un hommage irrespectueux aux formes cinématographiques hollywoodiennes classiques (film noir, péplum, film de science fiction, film d’horreur, film de guerre) en les rudoyant, Kubrick accuse souvent la dimension « figurative » des œuvres musicales en les utilisant à contresens. Il confirme, par la dissonance crue entre sons et images, la forte corrélation des deux médias. Ainsi l’usage pervers qu’il fait du 4e mouvement de la 9e symphonie de Beethoven (véritable « lieu commun » musical4) dans Orange mécanique. Que son œuvre la plus iconoclaste soit aussi la plus fournie en pareils détournements musicaux n’est pas étonnant.

34Orange mécanique, film sur un être iconoclaste est une œuvre méloclaste et, a contrario, démonte et démontre le rapport étroit entre déroulement des images et déroulement de la musique. On y voit et entend constamment se disloquer l’harmonie musique-récit.

35La correspondance « classique » existe bien parfois : le montage des thèmes de musique funèbre (Dies irae, Musique pour la mort de la reine Mary de Purcell) pour signifier la pulsion meurtrière des voyous. Elle fonctionne même souvent comme une « mécanique » homologie des signifiants : la synchronisation du rythme des images et du rythme musical, de la dynamique, des timbres : la scène de sexe avec les deux clientes du drugstore est exactement chronométrée sur l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini ; le viol de la femme de l’écrivain sur Chantons sous la pluie…

36Le plus souvent il y a discordance totale des signifiés ou détournement du lien signifiant signifié : l’hymne à la joie soulignant ici pulsion érotique, raciste, mysticisme sanguinolent, une imagerie « gore » plutôt traditionnellement associée au hard rock.

37C’est d’ailleurs cette transgression dans la signification de l’œuvre de Beethoven au cours du traitement Ludovico infligé à Alex (on l’applique à la projection d’images–vues à travers l’œil maintenu ouvert qui regarde de force- des camps de concentration) qui le rend allergique à la musique.

38Diffusion de deux extraits 

39Orange mécanique : 9e symphonie

40Docteur Folamour : séquence finale où l’apocalypse nucléaire (fort belle à voir au demeurant) est accompagnée d’une chanson guillerette

41Un semblable jeu entre sens commun musical et sens particulier dans le film, rend tellement efficace l’emprunt devenu fameux aux deux Strauss, dans 2001.

42On y voit et entend une association pleine car agissant au niveau des signifiés, mais aussi des signifiants. Le sens métaphysique de la correspondance entre le plan cosmique initial, celui du surgissement de l’intelligence humaine et celui du retour du fœtus, trouve sa contrepartie dans le titre-même du thème musical choisi Ainsi parlait Zarathoustra. Mais, physiologiquement, les sens de la vue et de l’ouïe travaillent aussi en harmonie : l’arpège ascendant tonique/dominante/tonique, suivi de deux accords passant brutalement du majeur au mineur est conforme à l’étagement des astres.

43Diffusion d’un extrait de 2001, odyssée de l’espace : prologue/premier homme/foetus

Un usage occulte de la musique

  • 5 Stanley Kubrick, Entretien dans Playboy, septembre 1968.

44« 2001 est une expérience non verbale… J’ai essayé de créer une expérience visuelle qui contourne l’entendement et ses constructions verbales, pour pénétrer directement l’inconscient avec son contenu émotionnel et philosophique… J’ai voulu que le film soit une expérience intensément subjective qui atteigne le spectateur à un niveau profond de conscience, juste comme la musique. »5

  • 6  « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » (Pascal. Pensées, n° 230, « Disproportion de l’homme »). (...)
  • 7  Cf. Francis Vanoye, Scénarios modèles. Modèles de scénario.

45La sensation de la distance (vide et solitude), « de la disproportion de l’homme »6, est celle, fondamentale, visuelle mais aussi métaphysique, de ce film-poème symphonique7.

  • 8  Michel Chion, op. cit. p. 346.

46Film fait d’épisodes indépendants (de mouvements), film sans parole ou reléguant les mots à des codes strictement utilitaires, il fonctionne « avec la même opacité, la même présence obtuse et énigmatique, infiniment ouverte à l’interprétation, qu’un thème musical. »8

47La fonction de la musique choisie dans 2001, Odyssée de l’espace, au-delà d’une magistrale illustration, est d’ouvrir le spectateur, comme l’espace, à l’inconnu, l’indéterminé, le vide, de le déprendre de ses références.

48Ainsi peut-on interpréter à différents niveaux le recours à plusieurs œuvres de Ligeti : Atmosphères (orchestre), Lux aeterna (chœur a capella), Requiem (chœur et orchestre).

49Film d’anticipation, 2001 se devait d’user de musique « contemporaine », cette musique sans repère pour la plupart des auditeurs et qui permet d’exercer sur lui un effet de malaise. Mais quand il s’agit de Ligeti, la musique provoque un état de quasi hypnose : des sons réverbérés, fondus, continus, perçus comme « inarticulés » par opposition aux articulations nettes des musiques humaines (la valse notamment). L’association du Kyrie (extrait du Requiem) à l’apparition périodique du monolithe noir rend à la fois le mystère, la dimension religieuse de ce propos sans parole car sans signification intelligible.

 

  • 9  Stanley Kubrick, cité dans Joseph Gelmis The Film director as superstar, New York, 1970 et repris (...)

« Certains mots doivent se placer à un niveau que l’humain ne peut pas situer. Ces êtres auraient probablement des pouvoirs incompréhensibles. Ils pourraient être en communication télépathique à travers l’univers entier, avoir la capacité de façonner les événements d’une manière qui nous semble divine. Ils pourraient même représenter une sorte de conscience immortelle qui fasse partie de l’univers. Quand vous commencez à vous intéresser à ce genre de sujet, les implications religieuses sont inévitables parce que tous ces caractères sont ceux que l’on attribue à Dieu. »9.

50Diffusion d’un extrait de 2001, odyssée de l’espace : scène du monolithe

  • 10  La comédie musicale hollywoodienne : les problèmes de genre au cinéma. Paris, 1992, p. 83.

51Godard disait que le travelling était une affaire de morale, inversement c’est bien à la forme de son film, Orange mécanique, que Kubrick donne la responsabilité de statuer sur l’a-morale de son personnage (A-lex De Large), mais aussi sur celle de la société qui le redresse. La véritable portée sémantique du film ressort une fois encore de l’articulation entre musique et image. Elle lui donne une très nette couleur de « comédie musicale ». Toutes les actions de la partie d’Alex ravageur sont chorégraphiées (ralenties ou accélérées) et soutenues par de la musique omniprésente. D’ailleurs, Chantons sous la pluie joue, au premier degré, une fonction dramatique : dévoyée musicalement, elle accompagnait l’attaque du couple, c’est par elle, qu’Alex, la chantant « dans son bain », se fait reconnaître de l’écrivain-mari survivant. Et l’on pourrait appliquer à la description des scènes de sexe dans ce film (mais également à celles traitées sur un rythme ralenti dans Eyes wide shut), les termes utilisés par Rick Altman pour évoquer l’art de Busby Berckley10.

 

« Le mouvement que l’on voit sur l’écran fonctionne comme un accompagnement de la bande musicale. Un nouveau mode de causalité s’instaure, sans lequel l’image a pour « cause » la musique, plutôt qu’une quelconque image antérieure ».

52Diffusion d’un extrait d’ Orange mécanique : scène avec les deux filles

53Barry Lyndon propose nombre d’associations judicieuses entre musique, personnages et actions. Film d’époque, il fait le choix d’un répertoire culturellement adéquat : contemporain de l’action (les Lumières et l’époque pré-romantique), conforme à la situation comme un décor (de la musique militaire dans les batailles, de la musique jouée en concert…)

54Il y a aussi l’usage des thèmes adaptés aux personnages et à leur humeur profonde (le Trio op. 100 de Schubert pour la gravité de Marisa Berenson…) Mais le cinéaste joue aussi d’associations moins directes et qui agiront plus inconsciemment. Quand Barry quitte sa première condition d’homme du peuple, bon sauvage victime de la société, pour s’intégrer au monde et jouer de ses faiblesses, l’image le signifie : du plein air fort peu bucolique (le champ de bataille filmées à hauteur d’homme) nous passons au décor très ordonnancé des allées et des antichambres princières ; la musique, plus subtilement, le laisse entendre et marque cette transition de l’état de nature aliénée au statut de courtisan consentant, quand une marche militaire aux accents et timbres populaires fait place à la marche, toujours militaire mais combien savante, de l’Idoménée de Mozart.

55Enfin, il existe un niveau plus profond encore où correspondent l’action cinématographique et l’art musical. Barry Lyndon est un film d’époque non seulement par ses décors et ses costumes ou par l’âge des musiques qu’il emprunte. Il l’est aussi par sa construction en opera seria. On y trouve une opposition entre récitatif et aria, transcrite dans l’alternance des plans séquences montés serrés qui signent les moments où l’action avance (la prise de vue est latérale et le tempo rapide) et, quand l’action s’arrête, l’ouverture de l’espace par travelling avant ou arrière et arrêt de la caméra sur le personnage. De même, l’action est ponctuée de scènes de duel que souligne la variation d’un même motif musical jouant lui-même de la répétition et de la variation (une passacaille). Le parallélisme pourrait se poursuivre : le décor de ces duels s’intériorise de plus en plus, les plans sont de plus en plus rapprochés et, crescendo, l’intensité de la musique s’accuse par un renforcement du niveau sonore.

56Diffusion d’un extrait de Barry Lyndon : scène des 3 duels

57Shining joue des ingrédients de la fiction « gothique » pour traiter profondément du problème de la transgression, « shining », entre fiction et réalité, conscient et inconscient, réalité et surréalité…transgression présentée comme psychotique ou véritablement ontologique ?

  • 11  Selon la terminologie de Michel Chion. La musique d’écran étant celle que justifie l’action visibl (...)

58La musique est elle aussi en transgression de sens ou de fonction par un jeu constant entre musique d’écran et musique de fosse11.

59Tantôt la musique est réellement présente dans l’action : elle est émise par la télévision que regardent mère et fils, la dynamique parallèle du bruit produit par les roues du tricycle ou par la table roulante, pareillement étouffé par les tapis qu’elles rencontrent… ; le crépitement des touches de la machine à écrire sur laquelle s’épuisent l’inspiration créatrice et la santé mentale du père…

60Tantôt la musique est évocatrice de l’arrière pensée ou de l’arrière plan psychique du personnage : celle qui apparaît avec les visions de l’enfant (le sang se déversant de la cage d’ascenseur, les deux jumelles) ou qui souligne l’angoisse de la mère (quand elle découvre le manuscrit de l’œuvre compulsive de son mari).

61Tantôt, la musique « franchit » la frontière que ni l’action, ni l’image ne franchisent. C’est le thème musical (de la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartok) qui, en restant le même, réalise le phénomène de translation entre la vision réelle de la mère et l’enfant parcourant le labyrinthe et la « sur-vision » qu’en a le père, en plongée sur la maquette du labyrinthe…

62Diffusion d’un extrait de Shining : scène du labyrinthe

63La musique passe sans cesse cette limite entre ce qui est représenté sur l’écran, présent dans l’imaginaire du personnage, donnée à entendre au seul spectateur du film… Dans le générique et pour souligner le plan en hélicoptère de la voiture parcourant solitaire une route de haute montagne, avant même que ne soit connu aucun élément de l’intrigue, la musique donne à entendre les échos de la nuit de sabbat de la Fantastique de Berlioz, déformée par un ajout de synthétiseur et de voix.

64Cette ambiguïté dans son statut de réalité et/ou de représentation, la partition musicale l’acquiert également par sa propre nature. Le choix du répertoire : des œuvres à la tonalité incertaine, à l’instrumentation vague (percussions, synthétiseur) d’une part. La forte « musicalisation » des bruits naturels : machine à écrire, moteur, vent, d’autre part.

 

  • 12  « Stanley Kubrick à Michel Ciment » dans Kubrick. Edition définitive. Paris, 1999, p. 193.

« De cette histoire, je ne veux donner aucune explication rationalisante. Je préfère utiliser des termes musicaux et parler de motifs, de variations et de résonances. Avec ce genre de récit, quand on essaie de faire une analyse explicite, on a tendance à le réduire à une espèce d’absurdité ultra-limpide. L’utilisation musicale ou poétique du matériau est dès lors celle qui convient le mieux. »12.

65La puissance créatrice de Stanley Kubrick s’est bien imprimée à la dimension musicale de ses films, indissociable de toutes les autres.

66Ces repères musicaux qu’il a très systématiquement élaboré, nous permettent ainsi de « reconnaître » son dernier film avant d’en comprendre les particularités encore déconcertantes, en s’appuyant sur la présence de quasiment tous les « emblèmes » musicaux kubrickiens : la référence (non musicale) à Beethoven : Fidelio comme mot de passe ; la trace du Dies irae (pendant l’orgie) et du Rex tremendae du Requiem de Mozart (dans un café précédant juste la lecture du journal et la nouvelle de la mort par overdose de la prostituée) ; une chanson populaire détournée de son usage (écho de Stranger in the night dans la scène d’orgie dont les premiers éléments mélodiques sont la cellule du motif répétitif de piano) ; Ligeti encore, ici dans une œuvre « agressive » pour le piano ; une valse enfin, produisant dans les deux génériques de début et de clôture, un effet « enivrant » : mais ici aucune image réaliste d’apesanteur, seulement l’inscription en mesure des lettres du générique. Cette valse de Chostakovitch ne fait qu’une très brève apparition dans le cours de la narration, associée à l’intimité féminine (vertige pour le personnage masculin, héros du film).

67Diffusion d’un extrait de Eyes wide shut : générique de fin

Haut de page

Notes

1  Stanley Kubrick, cité dans Richard Davis, Complete guide to film scoring. Boston, 1999, p. 57.

2  Explication que donne Jocker du paradoxe de sa tenue (en pin’s le symbole de pacifisme, inscrit sur son casque « Born to kill »).

3  Cf. Michel Chion dans La musique au cinéma (Paris, 1995), chapitre 4 « Retour vers le futur » (1975-1995).

4  Concurrencé seulement par les premières mesures de la cinquième, celles-là même qui retentissent avec la sonnette de la porte de ce couple d’intellectuels libéraux.

5 Stanley Kubrick, Entretien dans Playboy, septembre 1968.

6  « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » (Pascal. Pensées, n° 230, « Disproportion de l’homme »).

7  Cf. Francis Vanoye, Scénarios modèles. Modèles de scénario.

8  Michel Chion, op. cit. p. 346.

9  Stanley Kubrick, cité dans Joseph Gelmis The Film director as superstar, New York, 1970 et repris dans Michel Ciment, op. cit. p. 128.

10  La comédie musicale hollywoodienne : les problèmes de genre au cinéma. Paris, 1992, p. 83.

11  Selon la terminologie de Michel Chion. La musique d’écran étant celle que justifie l’action visible, la musique de fosse étant celle qui commente l’action de l’extérieur, hors du champ.

12  « Stanley Kubrick à Michel Ciment » dans Kubrick. Edition définitive. Paris, 1999, p. 193.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Elizabeth Giuliani, "Stanley Kubrick et la musique", Bulletin des adhérents de l’AFAS n°20, automne 2001.

Référence électronique

Elizabeth Giuliani, « Stanley Kubrick et la musique », Bulletin de liaison des adhérents de l'AFAS [En ligne], 20 | automne 2001, mis en ligne le 08 juillet 2010, consulté le 13 juin 2013. URL : http://afas.revues.org/57

Haut de page

Auteur

Elizabeth Giuliani

Articles du même auteur

- See more at: http://afas.revues.org/57#sthash.zn538AiR.dpuf



13/06/2013
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 525 autres membres